de Myja le 03 Sep 2008, 22:54
Interview dans maison de retraite en août 2008.
Avant la guerre de 14, mon père, né en 1871, avait créé avec son frère une usine électrique en Normandie, à Briouse (Orne). Pour l'époque, c'était exceptionnel. Mon père était le super technicien et son frère était l'administrateur.
Ils avaient des clients, entre autre une abbaye de religieuses, qui avaient ainsi de quoi faire fonctionner une scie électrique ou autre chose.
Mon père a été mobilisé pour la guerre et n'a plus pu s'occuper de son usine. Même chose pour son frère, moins gradé mais mobilisé également. L'affaire a périclité...
Mon père est parti; comme il était ingénieur, ancien élève de l'Ecole supérieure d'électricité (créée en 1894), il avait automatiquement un grade. Il est parti au front, avec une équipe, il s'est occupé des projecteurs pour les tranchées, les batteries ....
Il avait emmené son violoncelle, qui a fait les tranchées de Verdun.
Il avait aussi emmené des bouquins, et pour les autres, il leur apprenait un tas de choses, dans le domaine électrique; ils pouvaient ainsi aller porter l'électricité plus loin.
Lorsqu'il a eu une certaine nomination, on lui a alloué un cheval ! .... C'était une jument qui l'a suivi pendant toute la guerre. Mais elle eu horriblement peur des bombardements, elle ne pouvait pas supporter. Plus tard, vers la fin de la guerre, quand tout le monde s'était équipé de façon plus moderne, un jour elle est devenue folle; il y avait un mur et la bête est partie à toute allure pour se suicider contre ce mur. Papa en a eu beaucoup de chagrin, car il l'aimait beaucoup. Elle s'appelait Marguerite je crois; ça lui faisait une compagnie.
Là où c'est c'est devenu grave et qui m'a toujours fait quelque chose quand j'étais toute petite et que papa me racontait ça, il avait dans son équipe des jeunes gens qui étaient morts. Et il disait, "ce qui m'a fait le plus de mal, ce ne sont pas ces jeunes qui étaient morts, mais ceux qui étaient encore un peu vivants, et qui appelaient leur mère."
Et ça m'a... ! Je ne comprenais pas; il me disait, "on a beau être un homme, on est quand même très peu de chose."
Papa avait son frère qui avait deux enfants lorsqu'il a été mobilisé. Quand il est revenu en permission, il a vu de la paille qui sortait de la porte : sa femme était partie quand il était au front, elle avait pris tous les meubles et laissé les enfants dans la rue ! Je traitais les enfants de poulbots pour les taquiner.
Le vrai papa est reparti au front, mais mon papa s'est occupé des enfants pendant une permission.
Sans lui, les gamins auraient mal tourné.
Quand le frère est revenu de la guerre, il a juré qu'il n'y aurait plus jamais une seule femme dans sa vie.
Papa ne me parlait pas facilement de la guerre. Il fallait une occasion. Je n'osais pas trop souvent lui poser de question, parce que je me rendais compte que ça le remuait.
Il n'a pas été blessé, il a eu cette chance. Mais il a vu beaucoup de choses.
Il a été nommé chevalier de la Légion d'Honneur sur le tas, à titre militaire. Il avait une rente de son vivant.
Question : avait-il changé, en revenant ?
Je suis née en 24, je n'ai pas vu revenir mon père. Il s'était marié un peu avant la guerre, je crois.
Quand il est revenu, il n'a pas voulu reprendre la société qu'il avait avant la guerre. Il a dit : "j'en ai trop vu, je suis fatigué moralement, je n'ai plus le ressort. Je peux m'occuper, mais pas remonter une usine". Alors il y avait une société, à Paris; le patron appréciait beaucoup papa et lui a proposé de créer une structure dans le sud-ouest, sur le plan commercial. Ce qu'il a fait. Si bien que je suis née à Bordeaux.
Il a réussi à s'en sortir.
Il avait une vie toute différente, lui qui était à 100% normand, dans une région qu'il ne connaissait pas.
Question : Papa croyant ? Oui, mes grands-parents étaient croyants. Mon père allait faire de la musique avec des prêtres, ils avaient des instruments chez eux.
Question : Que disait son père de la guerre en général ?
Il disait que "dans toutes les guerres, aucune solution militaire n'est durable, alors que bien souvent, en quelques heures, le côté verbiage (parole ?) réussit, alors qu'il faut des années sur le plan militaire. Tant qu'il y aura deux hommes sur la terre, il y en aura toujours un qui voudra bouffer l'autre". Il avait une grande philosophie et une très grande sagesse.
Il pensait qu'on aurait mieux fait de se parler, au lieu de se taper dessus.
Et quand il a vu arriver la guerre de 40, il le disait : il a été mobilisé, comme chef de la défense passive, dans la territoriale. Il était à la maison, il allait garder les ponts.
Il a donné à la vie militaire et civile. Il a essayé de faire comprendre aux jeunes qu'il fallait toujours regarder le drapeau.
Lors d'un défilé militaire; il y a un qui a laché le fusil, et qui a mis le képi à l'envers. Il a eu droit à une paire de claques de mon père.
Moi qui ai été élevée dans ce milieu, ça explique que j'aie été patriote et que j'aie continué à m'en occuper sagement.
Je me suis engagée sur l'appel du Général de Gaulle, mais on en parlera une autre fois !